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EVA & ADELE, ARTISTES DU FUTUR

Robert Fleck


Actuellement, peu d'artistes vivants sont aussi mondialement célèbres qu’EVA & ADELE. Depuis dix ans, ces deux artistes forment un seul personnage unique et hermaphrodite. Elles se firent remarquer par des apparitions publiques lors des grands événements d'art contemporain : Biennales de Venise ou de Lyon, inaugurations de la Documenta ou de la Manifesta, sans oublier pratiquement toutes les foires d'art contemporain importantes à travers le monde. Aujourd'hui, la venue d'EVA & ADELE a souvent valeur de test : " Viendront-elles ou pas ? ". Dès leur arrivée dans un grand vernissage, le sentiment qu'il s'agit d'un événement important se répand alors. Etrange pouvoir de deux artistes qui ont volontairement refusé, dès le début, tout appui institutionnel ou commercial.

EVA & ADELE sont les artistes les plus " hors système " qui ont marqué les années quatre-vingt-dix. Pourtant, un grand vernissage, même aux Etats-Unis ou au Japon, ne serait pas considéré comme tel sans l’apparition-performance de ce couple étrange de personnages apparemment identiques, exhibant des attributs hermaphrodites, portant des vêtements en plastique aux couleurs kitsch, qui soulignent leur ambiguïté et l'artificialité de l'image sous laquelle elles se mettent en scène. Cependant, peu d'artistes sont moins tentés par les mondanités que le sont EVA & ADELE. Elles ne s’y rendent pas pour être “ chic ” ou pour s'amuser. En l’occurrence, elles participent à de tels événements en tant que personnes non invitées, pour " y travailler ". Tous les détails, des trajets empruntés jusqu'à la manière de se tenir, font l'objet d'une chorégraphie préalablement étudiée, à la manière d'artistes de performance. D'ailleurs aux vernissages, on ne les voit jamais s'attarder : elles disparaissent toujours assez vite. Leur apparition relève d’une performance, même si leur visite d’une exposition peut durer huit heures ou plus, pendant lesquelles elles sont constamment sur le qui-vive.

D'une certaine manière, le milieu artistique international fonctionne désormais a contrario : lorsqu’ EVA & ADELE ne viennent pas, alors chacun a l'impression que l’exposition n’est pas de toute première importance. Ceci est encore plus vrai pour les foires d'art contemporain. Il suffit de la rumeur, " EVA & ADELE ne sont pas venues, non plus ", pour que l’on estime que telle foire importante se trouve sur le déclin. Pourtant, EVA & ADELE ne sont que deux artistes autonomes, indépendantes et autofinancées, vivant à Berlin, évoluant jusqu'à maintenant hors du marché de l'art avec des ressources minimes. Si elles ont créé un tel effet, quotidiennement vérifiable dans le monde de l'art, c'est que leur vision fut particulièrement novatrice et précise dès leur première apparition publique, en 1990 à Berlin. Elles n'ont d'ailleurs jamais changé, fût-ce un détail à leur œuvre, faite d'apparition publique. Ce qui surprend le plus chez EVA & ADELE, c'est que tout est extrêmement bien pensé. Leur réflexion sur l'art, précise et pertinente, est le fondement d'une pratique à la fois si étrange et novatrice que ce couple d'artistes a conquis une place considérable dans l'imaginaire artistique contemporain.

Si EVA & ADELE jouent désormais un rôle indéniable, il est important d’expliquer plusieurs aspects de leur œuvre. Premièrement, EVA & ADELE ne sont en rien un produit du monde de l'art. Leurs apparitions aux vernissages prestigieux furent toujours autofinancées. Ce couple d'artistes, ou cet artiste double, fit à plusieurs reprises le tour du monde dans un camping-car, éternellement le même depuis dix ans, repeint en rose selon l'esthétique EVA & ADELE volontairement identifiable et constante au fil des années. Le monde de l'art les a officiellement ignorées. Pratiquement aucun critique ne s'est aventuré à écrire sur elles. Elles ne le demandaient pas, d'ailleurs. Plutôt que d'être des exclues du milieu artistique, EVA & ADELE sont restées volontairement des personnages énigmatiques. Malgré l'insistance des meilleurs journalistes allemands, elles n'ont jamais dévoilé leur vie individuelle antérieure à leur collaboration, ni leurs dates de naissance, ni leur sexe, ni leur œuvre précédente. Leur concept artistique n'a jamais varié : venir de l'extérieur du monde de l'art, tout en connaissant parfaitement ses mécanismes, être autofinancées, introduire une esthétique très artificielle, liée au kitsch et aux rêves inavoués des visiteurs occasionnels d'expositions, à mille lieues des héritages du modernisme, rompre définitivement avec la figure de l'artiste solitaire, héroïque et individualiste, par la fusion de leurs deux personnes et de leur sexe ; ne pas produire de discours théorique ou critique justifiant leur œuvre déroutante. Il n'existe probablement pas d’autres artistes influents des dernières années ayant à ce point refusé d'être l'objet de textes, d'interprétations ou de témoignages. Si EVA & ADELE acceptent aujourd'hui des expositions et des textes critiques, c'est qu'elles ont entamé, depuis deux ans, une nouvelle phase de leur œuvre, tel le lancement du deuxième étage d'une fusée.

Depuis 1990, EVA & ADELE ont financé elles-mêmes leurs innombrables voyages en camping-car afin d’assister aux principaux événements artistiques dans la seule idée de lancer, grâce à leur étrange apparition, un processus de pensée et de réflexion sur ce qui pourrait être une pratique proprement visionnaire de l'art. A ce sujet, il importe de souligner qu'EVA & ADELE sont des artistes venues de l'extérieur du monde de l'art. Aucune subvention, aucun achat, aucune contribution publique ne leur a facilité la tâche. Quiconque eut le privilège de s'asseoir dans leur camping-car sait à quel point ces dix années d'apparitions publiques furent marquées par une vie spartiate. Depuis le début de leur collaboration, elles sont convaincues que leur force provient d'un questionnement profond sur l'art aujourd'hui. En une décennie, EVA & ADELE sont parvenues à s’imposer par la seule force de leur pensée, sans rechercher d’appui extérieur. Déjà cela mériterait estime.

Le deuxième aspect de leur travail est encore plus déterminant. Le monde artistique croit généralement qu'EVA & ADELE ne s'habillent et ne se transforment en un couple faussement bi-, homo- ou transsexuel qu’à l’occasion de leur apparitions lors d’expositions majeures. Néanmoins, rien n’est plus faux que de penser qu' EVA & ADELE s'habillent spécialement pour se rendre à une exposition. Pour elles, vie et œuvre ne font qu'un. EVA & ADELE vont chercher le pain ou le journal sous le même mode d'apparition, en couple trans- ou méga-sexuel à l'esthétique kitsch inédite, s'exposant volontairement aux regards intrigués, voire intolérants de leurs concitoyens. EVA & ADELE soumettent l'intégralité de leurs apparitions dans l'espace public à leur principe corporel, sexuel et vestimentaire. L'été dernier, elles ont passé des vacances en Bretagne, sans jamais interrompre leur concept esthétique. Même au camping, elles sont EVA & ADELE avec tout ce que cela comporte. Lorsqu’elles font leur jogging, elles sont elles-mêmes, et d'ailleurs des passants les arrêtent pour leur dire fièrement qu'ils les connaissent. Mais dès que vous vous promenez avec elles dEVAnt un cinéma où des jeunes gens se sont retrouvés, vous êtes témoin d'agressions racistes et homophobes, professées à haute voix et dont personne n'aurait soupçonné l'existence dans une station balnéaire huppée. En faisant de leur vie une œuvre d'art visionnaire, EVA & ADELE font quotidiennement preuve d'un courage surprenant. Elles provoquent consciemment des situations où amour et affrontement se succèdent. Au bout de dix années de collaboration, elles ont appris à prévoir les dangers quotidiens liés à leur mode d'apparition. S'il est très risqué de s'aventurer dans les banlieues berlinoises, ces anciens quartiers ouvriers de l'Allemagne communiste où la jeunesse adhère massivement à l'extrême droite, elles ne furent jamais agressées sérieusement dans un événement artistique. Au camping, même en France, elles garent toujours leur camping-car de manière à pouvoir prendre la fuite à tout instant. Pour éviter que les choses ne tournent mal, elles communiquent énormément avec les gens, parlant de l’art et de sa dimension visionnaire dEVAnt transformer la vie.

EVA & ADELE sont à la recherche d'un public hors des sentiers battus de l'art contemporain, à travers un thème exclusif, celui du mode hermaphrodite. Ce thème est transmis au moyen de vêtements bisexuels, kitsch, empruntés à tous les clichés imaginables. Tous les jours, EVA & ADELE sont abordées dans la rue : " Je vous ai vues il y a six mois à Tokyo, est-ce possible ? Cela m'a beaucoup marqué. Je voulais vous dire que je suis très content de vous revoir. " Combien d'artistes rencontrent actuellement de telles réactions ?

En privé, chez elles à Berlin ou chez des hôtes, EVA & ADELE sont des partenaires de conversations exceptionnelles, témoignant d’une grande acuité sur le rôle de l’artiste à notre époque. Chez elles, tout est très calme, très organisé et très déterminé. Elles réfléchissent beaucoup. On sort de leur appartement-atelier sans aucun renseignement sur leur biographie, volontairement gardée secrète. Leur propos sur l’art est d’une cohérence remarquable, elles n’ont pas choisi la voie la plus facile pour se faire accepter du monde de l'art. En 1994, une galeriste très importante me disait dans une foire : " Voici des artistes courageux. Personne ne leur parle, il existe une incompréhension totale. Les gens croient qu'elles s'introduisent dans des vernissages pour être médiatiques. Mais elles viennent depuis des années à mon stand s'informer sur les happenings des années soixante et soixante-dix. Elles connaissent tout cela par cœur. Elles vont devenir des artistes incontournables. "

L'œuvre d'EVA & ADELE procède surtout d'une réflexion sur le rôle social de l'artiste dans la société contemporaine. Elles construisent une sculpture sociale au sens de Joseph Beuys. Trois aspects rapprochent leur démarche de celle du sculpteur et penseur allemand décédé en 1986. Dès leur premières interventions spectaculaires, EVA & ADELE ont recherché un contact direct et immédiat avec le public, au-delà de toute institution et face à la professionnalisation rampante du monde de l'art. Elles ont également choisi un mode d'apparition à valeur symbolique et à reconnaissance immédiate, comme Joseph Beuys dont le célèbre chapeau fut dès 1972 une image de marque mémorisée par la plupart des citoyens allemands. Le parallèle avec Joseph Beuys porte, en troisième lieu, sur l'économie de l'art. EVA & ADELE ont profondément intégré cette dimension dès le début de leur œuvre. Elles se sont autofinancées, tout en établissant une relation de travail et de coopération avec la population multiculturelle qui habite leur quartier de Kreuzberg.

EVA & ADELE ont choisi d'apparaître comme une image, parfaitement inédite, mais parfaitement identifiable. Elles ne sont pas des stars de télévision, loin de là, mais elles ont consciemment construit leur œuvre commune sous la forme d'une image médiatique. Se laisser prendre en photo par d’autres visiteurs, eux aussi anonymes, participe pleinement de leur œuvre. Lors d'une édition précédente de la foire internationale ARCO, à Madrid, elles ont répondu à un journaliste que, bien évidemment, tout le monde pouvait les prendre en photo. Dès le lendemain, plusieurs milliers de personnes se sont présentées à la foire, juste pour faire cette photo d'EVA & ADELE.

Depuis leurs débuts, EVA & ADELE n’ont cessé de collectionner les nombreuses photos qu'elles reçoivent quotidiennement du monde entier. Ce courrier est particulièrement impressionnant : elles reçoivent un courrier de ministre. En effet, EVA & ADELE ont décidé de rendre publiques les traces de leurs apparitions dans l'esthétique proposée par ces correspondants anonymes. " Nous avons toujours pensé que notre œuvre répond au malaise actuel de la peinture ”. Ceci ne pouvant cacher la dimension la plus profonde de leur œuvre, d'avoir comme seul objet : l'Amour. Dans ce domaine, il s'agit d'une des œuvres les plus radicales de notre époque.

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